Comment 19.000 Polonais se sont retrouvés en Afrique
13 juin 2019C'est une petite histoire dans la grande: pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs milliers de Polonais ont trouvé refuge en Afrique de l'Est après avoir été déportés dans des camps de travail soviétiques.
Jonathan Durand est un réalisateur canadien. D'origine polonaise, il a enquêté pour reconstituer le parcours de ces réfugiés oubliés des livres d'Histoire.
"Quand j'avais une vingtaine d'années, j'ai vécu en Afrique du Sud et au Mozambique, je travaillais dans le développement international. Et j'ai eu ce sentiment bizarre d'être à la maison, ce qui était curieux pour un jeune Canadien blanc. J'ai compris peu à peu que ça avait un rapport avec l'histoire de ma famille. Elle y avait vécu six ou sept ans dans un camp de réfugiés."
Le camp de réfugiés où a grandi la grand-mère polonaise de Jonathan Durand était situé dans l'actuelle Tanzanie. Et lorsque des années plus tard, elle raconte à son petit-fils son enfance au pied du Kilimandjaro, la plus haute montagne d'Afrique, celui-ci n'en revient pas.
Un film pour se souvenir
Devenu étudiant en histoire, Jonathan Durand s'étonne de ne trouver aucune information sur ce qu'ont vécu ses aïeux.
"Les professeurs de mon université ont toujours nié la possibilité que les membres de ma famille aient vécu comme réfugiés polonais en Afrique parce qu'ils ne l'avaient lu nulle part."
Jonathan Durand décide donc d'entreprendre des recherches.
La découverte des certificats scolaires de sa grand-mère, établis à Tenguru, dans le nord de la Tanzanie, le motivent à partir pour un voyage riche en émotions et découvertes, qui débouchera neuf ans plus tard sur le film documentaire "Memory is our homeland".
Le film retrace l'odyssée oubliée des réfugiés polonais, victimes collatérales de l'alliance entre l'Union soviétique et l'Allemagne nazie, en 1939.
Une longue file de femmes marchant, fichu sur la tête avec enfants et bagages, sur une route en noir et blanc. Au fond, on aperçoit des montagnes. Sur une autre séquence, on peut voir de jeunes enfants blancs aux côtes saillantes au bord d'un lac africain, devant des huttes de paille.
La grand-mère de Jonathan Durand, Kazia Gerech, a vécu entre 1942 et 1949 dans ce décor, dans le Tanganyika, une région alors administrée par la Grande-Bretagne. La communauté polonaise de Tenguru plantait des légumes, fabriquait des chaussures, des nattes et des objets en osier.
Mais comment est-elle arrivée là ? Julia Devlin, chercheuse sur les migrations, connaît bien les dessous du périple qui a conduit environ 19.000 Polonais par des détours en Afrique de l'Est.
De la Pologne à l'Afrique, en passant par l'URSS et l'Iran
Tout a commencé par un protocole secret dans le pacte de non-agression germano-soviétique d'août 1939, qui a partagé de facto la Pologne entre l'Allemagne nazie et l'Union soviétique.
Quelques jours plus tard, les deux puissances envahissent la Pologne. Et tout comme les nazis, dans l'est de la Pologne, les Soviétiques mènent des purges dans leur partie du pays. Un épisode que l'Histoire n'a pas retenu, explique Julia Delvin:
"Du point de vue allemand, on sait à peu près ce que la Wehrmacht et l'occupation nazie ont commis en Pologne. Mais ce qu'on sait beaucoup moins, c'est que l'Union soviétique a annexé elle aussi la Pologne et qu'elle y a pratiqué le nettoyage ethnique et essayé de réorganiser la société. C'est une perception très allemande de l'Histoire, qui est sans doute liée au fait qu'on voulait éviter de détourner l'attention des atrocités des nazis parce qu'on risquait sans cela d'être soupçonné de vouloir les relativiser."
Des centaines de milliers de Polonais, dont de nombreux juifs, sont ainsi déportés en quatre vagues vers la Sibérie et le Kazakhstan où ils sont forcés de travailler dans des kolkhozes. Mais en 1941, le destin de ces déportés bascule à nouveau.
Après l'attaque allemande sur l'Union soviétique, les Russes rejoignent en effet les Alliés dans leur lutte contre Hitler. La Pologne renoue alors ses contacts diplomatiques avec l'Union soviétique et obtient la libération des déportés polonais.
"L'idée des Polonais était de former une armée pour combattre aux côtés des alliés et écraser Hitler. On a donc appelé les volontaires à se rassembler à Busuluk, dans le sud de l'Union soviétique, pour constituer cette armée. Et bien sûr, il n'y a pas que des jeunes hommes aptes au combat qui ont afflué, mais tous les gens capables de marcher et qui espéraient être évacués avec cette armée."
Face à l'affluence, les alliés décident d'emmener les Polonais hors du territoire soviétique, direction l'Iran. Et tandis que les hommes suivent une formation militaire avant de rejoindre l'Italie pour combattre, le sort des civils est moins évident.
Accueil des réfugiés contre une ligne de train
On ne peut pas les renvoyer en Pologne où la guerre fait rage. Les Britanniques trouvent alors une autre solution.
"Les Britanniques ont trouvé des lieux pour les civils dans leur ancienne zone d'influence coloniale. C'était des bases militaires, des aéroports et des prisons datant de la Première Guerre mondiale. Les ex-colonies qui étaient en plein processus d'indépendance ont dit ok, vous pouvez faire venir des réfugiés mais en contrepartie, vous construisez une ligne de train qu'on pourra garder quand les réfugiés seront partis. Et c'est ce qui a été fait et c'est ça qui explique l'importante présence polonaise en Afrique de l'Est, qui faisait partie de la zone d'influence britannique."
Et c'est ainsi que les anciens déportés polonais se retrouvent en Tanzanie, en Afrique du Sud ou encore au Zimbabwe où ils peuvent attendre la fin de la guerre.
Une fois la guerre finie, les gouvernements africains font pression pour renvoyer les réfugiés mais ces derniers ne peuvent toujours pas retourner en Pologne, tombée dans le giron soviétique. Peu à peu, les Polonais quittent l'Afrique pour émigrer en Grande-Bretagne, en Australie ou au Canada.
La grand-mère de Jonathan Durand rejoint l'Angleterre en 1949. C'est là qu'elle rencontre son mari, lui aussi polonais et survivant du camp de concentration de Majdanek. Le couple s'installe au Canada en 1954.
Cette histoire attendait qu'on la raconte
Morceau par morceau, Jonathan Durand a pu reconstituer le puzzle familial. Mais c'est une expérience, vécue à la fin de ses recherches, qui a joué un rôle central dans la composition de son documentaire:
"Après des années de recherche pour mon film, j'ai trouvé une bobine oubliée dans des archives qui montrait la vie des réfugiés, y compris de ma famille, en Tanzanie. Après deux minutes, j'ai reconnu un hôpital et à côté, un groupe de jeunes filles qui regardaient la caméra. L'une d'elle était ma grand-mère."
Jonathan Durand a encore la chair de poule quand il repense à ce moment. "J'ai compris que cette scène deviendrait le centre de mon film. C'était comme si ce matériel avait attendu que quelqu'un raconte cette histoire."
Le documentaire "Memory is our homeland" a été présenté au festival du film RIDM de Montréal en 2018 et a obtenu le prix du public.